Notes sur l’ouvrage d’Alain Bentolila, Controverses sur la langue française (2024) Première partie

Par Michel Launey

 

Première partie

Des opinions peu étayées

 

I. Une thématique imparable ?

 

Controverses sur la langue françaiseIl n’est pas facile de critiquer Alain Bentolila. Les thèses répétées dans son dernier ouvrage, reprenant avec les mêmes formules celles qu’il soutient d’article de presse en article de presse, d’ouvrage en ouvrage, et d’interview en interview depuis plus de vingt ans, ont une tonalité humaniste et progressiste, qu’on peut résumer ainsi :

Une mauvaise maîtrise de la langue rend difficiles les dialogues et les débats, entrave l’accès aux idées et aux connaissances nouvelles, ferme les espaces de négociation, et fait du recours à la violence la seule issue à la résolution des conflits.

Cette situation affecte plus particulièrement les classes populaires : l’école a donc un rôle essentiel à jouer pour aider les élèves issus de ces classes à développer cette maîtrise qui leur manque, et acquérir ainsi des chances de réussite sociale.

Ces idées appellent l’adhésion presque forcée de tous les citoyens soucieux d’égalité, de paix civile et d’émancipation sociale ; et aussi, de tous les linguistes préoccupés par le peu de présence des acquis de la linguistique dans les programmes et les méthodes d’enseignement et de formation des enseignants. On ne pourrait guère les contester qu’à partir de positions telles que : le désintérêt et la méconnaissance pour les plus pauvres et vulnérables ; un superbe isolement de privilégiés capables d’assurer une bonne éducation à leurs enfants ; ou une basse démagogie flattant des particularismes plus ou moins sécessionnistes. Une lecture attentive conduit pourtant à des appréciations plus nuancées.

 

II. Le ghetto des « pauvres du langage » : une idée autosuffisante

 

L’état des lieux dressé par Bentolila ressemble plutôt à une stigmatisation qu’à un appel à l’émancipation de ceux qu’il appelle les « pauvres du langage ». Leur langue (ou plutôt leur « jargon », p. 43) n’est décrite qu’en termes péjoratifs voire méprisants. Elle serait suffisante dans l’entre-soi de groupes ou de bandes, dans lequel ils auraient tendance à se complaire (par paresse intellectuelle ?) :

  • Si un enfant ne s’adresse qu’au petit cercle de ceux qui lui ressemblent, qui ont les mêmes références culturelles, qui appartiennent au même milieu social, cela « ira sans dire ». Il n’aura pas besoin de mettre en mots précis et soigneusement organisés sa pensée (p. 39, repris p. 149)
  • Reclus dans un entre-soi délétère, [ils] n’ont connu que promiscuité, banalité et indifférence ; leur horizon de parole limité a réduit leur vocabulaire et brouillé leur organisation grammaticale (p. 146, répété verbatim p. 162)
  • […] un vocabulaire exsangue et une organisation approximative des phrases… (p. 149)
  • Les échanges linguistiques sont exsangues et le partage culturel quasi-inexistant (p. 148)
  • Le langage des jeunes […] a été forgé dans et pour un contexte social rétréci où la connivence compense l’imprécision des mots (p.149).
  • On n’a ici que des stéréotypes, qui représentent un diagnostic qu’il faut bien qualifier de malveillant, mais aussi d’extérieur, puisqu’il ne tient aucun compte de tout ce qui pourrait le contredire ou au moins le nuancer : les recherches, nombreuses et productives, en sociologie et en sciences du langage, mais aussi l’action sociale, ou beaucoup d’œuvres littéraires ou cinématographiques. Elles montrent que les « jeunes de banlieue » ne sont pas une masse indistincte de zombies, mais bien un ensemble d’individus différents entre eux, qui vivent des expériences différentes, et peuvent avoir une plus ou moins grande habileté dans la parole, quelle que soit la langue ou la variante de langue dans laquelle ils s’expriment.
  • Le nombre d’interlocuteurs n’est pas proportionnel au développement de formes linguistiques riches et complexes, comme le montrent les langues parlées par très peu de gens, ou d’une autre manière les échanges en famille, où l’intimité est maximale.
  • Les concepts qui semblent essentiels dans cette description (« exsangue », « mots précis et soigneusement organisés », « organisation approximative des phrases »…) ne font l’objet d’aucune définition, ni d’aucun exemple.
  • Rien n’est dit des ghettos de riches, où l’on trouve pourtant « même milieu social, mêmes références culturelles… », et qui ne sont pas réputés pour leur ouverture aux problèmes des classes défavorisées (mais ont certainement leurs propres formes de complexité…).
  • Rien non plus sur les processus qui créent les inégalités et la relégation : toute remédiation sera reportée sur le travail de l’école – et c’est donc aux enseignants que tout échec sera imputé.

 

III. Un vocabulaire « pauvre » et « imprécis » : le « coup » des 300 mots

 

Il n’y a donc guère dans cet ouvrage que des affirmations péremptoires et des arguments d’autorité, sans référence aux travaux d’autres chercheurs. L’auteur pourrait argüer que c’est parce qu’il s’adresse à un large public non-spécialiste, qui n’est pas intéressé par l’état des lieux dans la recherche. Il y a pourtant une exception, une seule et unique référence bibliographique :

Une recherche récente, menée par Bruno Germain et Guy Desniere sur 1 000 enfants entrant au CP (Cahier du CiFodem, 2019) », a montré que […], alors qu’à six ans les élèves devraient disposer d’un répertoire de 1 800 à 2 000 mots oraux […] 20% n’en maîtrisent guère plus de 300 (p. 147).

  • Mais elle n’est pas très heureuse. Même si l’on peut supposer une inégalité dans les connaissances lexicales, à condition de se pencher sérieusement sur le phénomène et sur ses causes, l’idée des 300 mots (ou 350, ou 400) est surtout un stéréotype polémique, appliqué à la bêtise ou l’ignorance, qu’on peut trouver, avant Bentolila, et, avec ou sans chiffrage précis, dans des conversations privées (j’ai un souvenir personnel datant des années 1960), dans la littérature ou la chanson (Caroline Loeb : « Elle n’a que quelques mots à son vocabulaire », C’est la ouate 1984) et dans le contexte colonial, à propos des langues des « indigènes » (A. Davesne : « L’éducation des primitifs apparaît difficile dans leur idiome trop pauvre d’idées et de mots », in L’adaptation de l’enseignement dans les Colonies, 1931). La colonisation britannique a d’ailleurs connu les mêmes errances, cf. Ian Cushing (2022).
  • Aucune recherche sérieuse ne vient corroborer ce chiffre. Voir à ce propos notre billet de blog.
  • Les lecteurs de bonne foi vont donc chercher l’étude citée, pour en connaitre le protocole d’expérience, la représentativité de l’échantillon, la relation entre niveau social et richesse lexicale, et surtout la question de savoir si le français est langue maternelle ou langue seconde. Et c’est la surprise : sur le site du CiFodem (Centre International de Formation et d’Outils à DEstination des Maîtres), groupe de travail fondé et dirigé par Alain Bentolila, ils trouveront beaucoup de tribunes de Bentolila lui-même, mais pas cette « étude », ni aucune autre, ni la moindre mention d’un M. Guy Desniere. Par une enquête plus poussée, on apprendra qu’il existe un chercheur psychologue du nom de Guy Denhière, qui pourrait être le coauteur recherché, mais dans d’autres articles ou blogs Bentolila ne connait que Desnière, p. ex. ici. Et dans la liste des publications de M. Denhière, l’étude recherchée n’apparait pas, et reste donc introuvable.

 

IV. Une langue intouchable ?

 

On ne sait trop si la langue française est rendue aimable par la conception quasi-militaire, voire adjudantesque proposée par Alain Bentolila :

  • Les règles linguistiques sont arbitraires et n’autorisent, par leur nature même, aucune hypothèse, aucun questionnement (p. 46)
  • La langue française n’est pas un « trésor linguistique » libéralement ouvert à tous, dans lequel chacun viendrait puiser avec un égal bonheur et une égale pertinence (p. 146)
  • La plus sûre promesse d’une intégration dignement construite, c’est qu’ils parviennent à maîtriser la langue française. Je dis bien « maîtriser la langue française », et non la « baragouiner » (p. 167)

Bien loin d’ouvrir à la liberté de la connaissance et de la pratique, elle induit une pédagogie de la soumission, déguisée en appel à l’effort (« exigence », « rigueur », « précision ») :

  • L’accueil bienveillant que vous réserverez aux premiers essais parfois maladroits de votre petit enfant ne doit jamais effacer votre exigence de précision (p. 164).
  • […] efforts de précision et d’exigence (p. 39) ; […] maîtrise rigoureuse et audacieuse de la langue (p. 45) ; […] mots précis et soigneusement organisés (p. 149) ; […] structures grammaticales suffisamment rigoureuses (p. 162) ; etc.
  • Seule une maîtrise rigoureuse et audacieuse de la langue leur permettra d’accéder à ces hauteurs où se raréfie l’oxygène du pré-jugé et du pré-vu (p. 151)
  • L’inégalité majeure est aujourd’hui celle qui sépare des lecteurs formés à l’endurance de ceux qui ne le sont pas (p. 95)

Ce qui laisse entendre : si un tel programme présente des échecs, la cause ne peut en être que la paresse des élèves ou l’incompétence des enseignants. Mais on comprend mal ce qu’est la « précision » des mots. Quel est le statut de la polysémie ? Et celui des dictionnaires de synonymes ? Aucun exemple de mot « précis » ou « imprécis » n’est donné. Et tout aussi floue est la notion de « pouvoir grammatical » :

[Les langues ont] un pouvoir grammatical, qui ne se contente pas de mettre fidèlement en scène le spectacle […] Il permet [à l’humain] d’imposer son intelligence au monde et de combattre ainsi la dictature de l’image […]. Une langue qui se priverait du pouvoir de la grammaire livrerait ainsi ses énoncés aux interprétations banales et consensuelles fondées sur l’évidence et la routine et c’est le statu quo qui l’emporterait toujours sur l’innovation et l’imagination (p. 101).

 

V. Une idéologie monolingue étouffante mais inavouée

 

Question : la citation ci-dessous s’applique-t-elle aux élèves allophones de nos écoles ?

Arriver à 5 ou 6 ans dans une école et y être accueilli dans une langue que sa mère ne lui a pas apprise est pour un enfant une violence intolérable (p. 129)

Réponse : non. Ici, Bentolila parle de l’école algérienne, où l’éducation se fait en arabe littéral et non en arabe dialectal algérien, langue maternelle. Pour lui, un tel problème (commencer sa scolarisation dans une langue qu’on ne comprend pas, en tout cas pas encore) ne se pose pas en France. Il s’était bien posé à l’époque de Jules Ferry, et il a été traité par la méthode directe (ou méthode Carré) : pas un mot de la L1 à l’école. Mais la République, dit-il, a alors eu raison :

Éduquer en français dans nos écoles fut une décision de partage culturel et d’égalité des chances (p. 139)

  • En réalité, de très nombreux témoignages, dont certains d’écrivains connus, montrent qu’il y a bien eu une « violence intolérable ». La méthode directe a été analysée dans des masses d’ouvrages, articles, thèses etc. l’une des conséquences mises en évidence étant un retard scolaire de 18 mois à 2 ans (avant de pouvoir suivre les enseignements en français). L’une des principales causes dégagées est l’idéologie monolingue en vigueur à l’époque, issue du chauvinisme post-1870 et de l’absence de recherches sur le bilinguisme, qui ne se sont développées que dans la seconde moitié du XXe siècle. Tout cela est ignoré.
  • Avec l’attrition des langues régionales, il n’y a plus aujourd’hui, dans les provinces de l’Hexagone, d’enfants « du pays » qui commencent leur parcours scolaire sans connaissance du français. Mais une telle allophonie existe bien avec les EANA (élèves allophones nouvellement arrivés) étrangers, et aussi, dans certains territoires ultramarins, avec des élèves de nationalité française. Ces deux situations ont donné lieu à des dispositifs scolaires (UPE2A en métropole, Intervenants en langues maternelles en Guyane…), et à beaucoup de recherches en sciences du langage et de l’éducation, à la lumière des connaissances qui se sont développées sur le bilinguisme. Les enseignants désireux d’aider leurs élèves allophones à apprendre le français peuvent tirer profit de travaux d’équipes et d’associations comme LGEMF, AFaLac, ou D’une langue à l’autre, ou encore de l’approche plurielle dite Éveil aux langues (lien 1, lien 2), mais rien de tout cela ne semble exister pour notre auteur.
  • Il est d’ailleurs ouvertement hostile au bilinguisme, ressuscitant (chapitre 10) la théorie du bilinguisme nocif et de la confusion, démontée par Andrée Tabouret-Keller :
  • La première précaution est la suivante : attendre que soient stabilisés les systèmes phonologique et syntaxique de la première langue avant de lui proposer la seconde. Cela ne veut pas dire qu’on interdira tout contact avec la deuxième langue ; cela veut dire qu’on établira une claire hiérarchie entre une langue première et une langue seconde pendant les trois premières années (p. 42-43).
  • Mêlées à une langue française affaiblie et rivalisant avec elle en termes d’approximation et de confusion, des bribes de langues dites « maternelles » jouent plutôt le rôle de « marqueurs communautaires » (p. 148)
  • [Reconnaît qu’il existe des bilingues précoces, mais…] combien d’enfants moins bien ‘équipés’ se sont retrouvés dans une confusion terrible, mélangeant les sons et les structures ou créant un jargon qui les handicapera considérablement lors de l’apprentissage de l’écrit ? (p. 43)

On peut supposer que « l’équipement » insuffisant (et qui les « équipe » ?) est celui des enfants étrangers des classes défavorisées, et que Bentolila approuve le rapport Bénisti de 2004, qui voulait imposer l’arrêt de la transmission des langues d’origine au sein des familles. Or le consensus est aujourd’hui général pour estimer que la construction d’un bilinguisme harmonieux est plus efficace pour l’acquisition d’une langue seconde (et donc ici du français) que la persécution ou même l’occultation de la langue première (mot d’ordre : « Si vous voulez en faire de bons francophones, aidez-les à devenir de bons bilingues »). Il existe sur ce sujet une énorme littérature, et des programmes et expérimentations dans le cadre de ce qu’on appelle les approches plurielles, qui visent à tirer un parti pédagogique de la pluralité linguistique de la société et des classes, et dont Bentolila, par ignorance ou parti-pris, ne dit rien.

Ce refus du bilinguisme est étayé (chap. 39) par une anecdote personnelle, déjà racontée dans des ouvrages antérieurs : en 1970, au moment de l’introduction du créole dans les écoles haïtiennes, il aurait entendu une femme du peuple, illettrée, s’insurger contre cette décision, argüant qu’elle avait été victime d’une escroquerie due à sa mauvaise connaissance du français, et « qu’il était facile aux gens de la capitale de venir vendre l’école en créole alors que leurs propres enfants liraient et écriraient en français ». On peut comprendre que cette femme n’ait pas eu connaissance du caractère bénéfique de l’appui sur le créole langue maternelle pour l’apprentissage du français langue seconde, mais on attendrait d’un linguiste autre chose que le rejet de cette idée, enrobé dans une démagogie anti-élite.

Annexe. Contrairement à ce que « certains » (Bentolila dixit) prétendent, le français irait mal, puisqu’il y a « plus de 40% d’analphabètes au Maroc, plus de 60% au Sénégal » (p. 145). Mais il mélange la maitrise du français et la maitrise de l’écrit, ne parle pas des compétences en langues maternelles, et que préconise-t-il, s’il est vrai qu’on « ne peut pas apprendre à lire dans une langue qu’on ne connaît pas » (p. 78) ?

 

VI. Des scénarios préhistoriques audacieux

 

Juste pour sourire, terminons cette section par les hypothèses sur l’origine du langage, généralement formulées avec prudence par les spécialistes, mais présentées par Bentolila avec l’assurance que lui aurait permis une enquête de terrain : on notera l’emploi du passé simple, temps qui marque des évènements connus, accomplis et définis.

  • Le langage porté par la précision de ses règles construisait ainsi, mot après mot, dialogue après dialogue, l’intelligence collective : « Et si la terre était ronde », « et si elle tournait sur elle-même », « et si les femmes allaient chasser » […]. Chaque suggestion était examinée, questionnée. Certains la repoussaient, d’autres l’approuvaient et tous partageaient leurs pensées singulières pour construire une intelligence collective. (p. 19)
  • Le cri qui annonçait l’arrivée de l’ennemi par le sud était totalement différent de l’information signalant l’arrivée de l’ennemi par le nord […]. S’ouvrit alors le paradigme des unités significatives […]. Furent ainsi dépassées les finalités d’avertissement […]. Fut alors conçue la double articulation du langage (p. 22).
  • La décision d’appuyer la fabrication des mots sur des combinaisons de sons effaça définitivement toute tentation d’établir un lien de motivation entre la forme des mots et leur sens. (p. 109) 

Michel Launey est l’auteur de La République et les langues, éd. Raisons d’agir, 2023.

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