Chaque jour apportant son lot de découvertes, dont des entrées discriminatoires, nous mettons à jour notre tribune ce vendredi 22 novembre.
L’Académie française, créée en 1635 par Richelieu, vient de publier le quatrième volume de la neuvième édition de son Dictionnaire, 90 ans après la précédente, et s’en félicite dans un dossier de presse qui ne dit mot de tous les dictionnaires déjà disponibles, ni de tous les dictionnaires sur lesquels elle s’est directement appuyée pour rédiger le sien.
Disons-le d’emblée : le travail actuel de l’Académie à ce dictionnaire n’a plus de sens, tant sur le plan économique que scientifique.
Les Académiciens n’ont pas les compétences techniques et scientifiques pour fabriquer des dictionnaires. Au cours du vingtième siècle, ils ont perdu la main sur la lexicographie du français. On le sait, l’essentiel du travail est fait par des professeures de français détachées par leur ministère. Alors qu’elles ont joué un rôle clé dans l’écriture de cette neuvième édition en faisant toutes les recherches préparatoires, elles ne sont pas remerciées, leur nom n’est pas connu, et leur contribution est invisibilisée.
Le site des dictionnaires de l’Académie regroupe désormais les 9 éditions complètes et permet de consulter aisément leurs évolutions (les mots nouveaux de chaque édition, les modifications de sens et les nombreuses modifications de l’orthographe jusqu’à la septième édition, celle de 1878). Ce site a été réalisé en partie à partir des différents volumes du Dictionnaire informatisés par le laboratoire de linguistique l’ATILF (Université de Lorraine, CNRS). Il est utile pour quiconque s’intéresse à l’histoire de la langue française, de son vocabulaire et de son orthographe. Nous saluons sans réserve ce travail informatique de grande utilité publique. Mais l’Académie n’a pas de quoi en être fière.
L’institution du Quai Conti se félicite du fait que le site est en accès libre et gratuit : encore heureux, puisqu’il a été réalisé sur fonds publics ! Mais notons que le dictionnaire papier en 4 volumes coute plus de 350 euros.
Elle se félicite aussi d’avoir intégré les rectifications orthographiques de 1990, enseignées depuis longtemps dans les écoles : il était temps, 34 ans après. Comble du grotesque, elle se vante d’avoir pris en compte les formes féminines de noms de métier, grades et fonctions depuis 2019, après tous les autres dictionnaires, alors qu’elle n’avait cessé de dénigrer violemment ces usages entre 1984 et 2019 par d’innombrables mises au point et communiqués. Dans son dossier de presse l’Académie se déclare « opposée à toute détermination autoritaire de la langue » : comique involontaire ? Et elle distingue de manière quelque peu anachronique le français de France et la francophonie (sous-entendu hors de France), comme si la France ne faisait pas partie de la francophonie…
Quel intérêt, ce neuvième dictionnaire ?
Mis à part l’intérêt historique, quelle peut être l’utilité de cette neuvième édition ? Elle annonce un accroissement de 21 000 mots, essentiellement issus de vocabulaires spécialisés ou de la francophonie. Cet effort est louable, mais il est excessivement tardif et donc parfaitement inutile car souvent fait par le biais d’encadrés renvoyant à des bases connues, comme France Terme ou la Base de Données Lexicographiques Panfrancophone. Elle apporte également des étymologies. Mais ici aussi, le travail a déjà été fait depuis fort longtemps, dans le Trésor de la langue française informatisé (TLFi, en ligne) ou le FEW (Französisches Etymologisches Wörterbuch), qu’elle aurait dû citer car elle s’en inspire directement.
Et surtout, qu’appelle-t-on « la neuvième édition du dictionnaire de l’Académie française » ? Le site actualisé tant bien que mal, surtout pour les lettres R à Z, ou les volumes péniblement publiés sur plus de trente ans par les éditions Fayard ? Excepté le tout dernier, qui vient de paraitre, le texte n’y est pas équivalent. Le tome 3, Maq-Quo, paru en 2011, définit le mot mariage comme l’union légitime d’un homme et d’une femme, et ministre comme un nom « masculin », tandis que la version numérique a été corrigée cette année. Ne parlons pas du tome 1, qui date de 1992. Quel intérêt y aurait-t-il dès lors à rassembler chez soi ces quatre volumes hétéroclites qui ne correspondent pas à la version en ligne ? Comment prétendre que cette collection puisse servir de référence pour qui que ce soit, à l’égal du dictionnaire de la Real Academia Española ou de celui de l’Académie suédoise, mis à jour tous les 5 ans par exemple ?
Ce dictionnaire ne peut tout simplement pas servir d’outil courant comme les dictionnaires des grandes maisons d’édition, Robert, Larousse, Hachette… que le public a l’habitude de consulter dans des éditions actualisées chaque année. Il est déjà périmé, car des mots devenus courants n’y figurent pas : coronavirus, chocolatine, daron, féminicide, cliquer, keuf, smartphone, web…. Et le mail n’y est qu’un petit marteau ou une promenade plantée d’arbres, sans aucun renvoi au mot courriel ajouté récemment en ligne !
Quand le mot nouveau y figure, comme Ecu ou euro, c’est souvent avec un sens obsolète : monnaie « des pays de la Communauté économique européenne » pour le premier, monnaie « destinée à remplacer celle des pays de l’Union européenne » pour le second. L’entrée qui définit l’hétérosexualité comme une relation « naturelle » (sic) entre les sexes implique donc que l’homosexualité n’est pas naturelle. L’entrée qui définit la femme par sa capacité à concevoir et mettre au monde des enfants est misogyne : si vous êtes stérile ou ménopausée, vous n’êtes pas une femme. Les entrées jaune (« personne à la peau jaune par opposition à noir ou blanc »), mongolisme (« arriération mentale »), négroïde (« caractéristique des noirs ») ou négrillon (« petit enfant noir ») ne sont signalées ni comme discriminantes ni comme péjoratives. Donc on est au-delà de l’aspect amateur, lacunaire et passéiste.
Nous demandons solennellement la correction très rapide au moins des contenus racistes des définitions publiées et nous invitons les éditions Fayard à prendre leurs responsabilités dans la diffusion imprimée des ces versions, par exemple en insérant un erratum dans les exemplaires mis en vente.
En matière de dictionnaire gratuit, le Wiktionnaire, collaboratif, est sans commune mesure plus utile comme instrument de travail, tout comme le Dictionnaire des francophones — qui est un grand projet à financement public. Le Wiktionnaire contient plus de 400 000 entrées, le Grand Robert 150 000, contre les 53 000 de la neuvième édition du dictionnaire de l’Académie.
Pour qu’il reste utile, le site actuel devrait être confié à un consortium francophone et y intégrer d’autres dictionnaires du domaine public.
L’AF se vante du soin apporté aux mots grammaticaux : cette neuvième édition repose en fait sur des catégories surannées et des fonctions désuètes, ce qui en fait un outil à déconseiller aux enseignants comme aux élèves. Elle appelle adjectif les formes mon (possessif) et ce (démonstratif), qui sont enseignés comme déterminants depuis les années 1980, appelle « sujet réel » le complément de l’impersonnel — comme dans « il reste du beurre dans le frigo », et considère le conditionnel comme un mode (et non comme un temps de l’indicatif).
Y a-t-il encore un avenir pour l’Académie ?
Une neuvième édition, et après ? Il ne semble pas raisonnable de se lancer dans une dixième édition avec le même fonctionnement. La verrions-nous un jour ? Et quelle serait-elle à l’arrivée, à raison d’une lettre par an ? Tenons-nous en au site, qui, indiscutablement, a aujourd’hui sa valeur, et exigeons de l’Académie qu’elle tourne la page de la lexicographie, à moins d’une réinvention totale de son principe.
On nous dira que, depuis 2011, l’Académie française s’est donné une autre mission, avec sa rubrique « Dire et ne pas dire ». Celle-ci est censée « donne[r] le sentiment de l’Académie française sur les fautes, les tics de langage et les ridicules le plus fréquemment observés dans le français contemporain ». Est-ce bien sérieux ? La communauté francophone mérite mieux comme site de référence, que le ressenti d’une poignée de gens. D’ailleurs, la rubrique regorge de contre-sens, contradictions ou confusions. Le public qui la consulte risque de confondre ces fiches avec le contenu du dictionnaire et, s’il les prend au sérieux, de se trouver enfermé dans une vision naïve, subjective, anecdotique, et passéiste de la langue.
Richelieu avait commandé à l’Académie une grammaire. Celle qu’elle a publiée en 1932, la seule de son histoire, l’a couverte de ridicule. C’est aujourd’hui une tâche hors de sa portée, et bien remplie par ailleurs par les linguistes.
Alors, quel avenir pour cette institution, à part devenir une amicale qui décerne des prix littéraires ?
En fait, on le sait moins, mais jusqu’au dix-neuvième siècle, l’Académie française s’était attachée à moderniser la graphie du français à chaque nouvelle édition de son dictionnaire. Ce besoin n’a pas disparu, bien au contraire. Ce dont le français, langue internationale enseignée à des centaines de millions d’enfants qui ne connaissent ni le latin ni le grec, a aujourd’hui le plus besoin, c’est une nouvelle vague de rationalisation de sa graphie. Pour l’Académie, s’atteler à cette tâche lui permettrait de maintenir un lien avec son passé. Nous proposons que cela soit fait au sein d’un « Collège des francophones » reconnu par toute la francophonie et réunissant différentes institutions. Sans quoi il est à craindre que cette 9e édition n’apparaisse, pour l’Académie française, comme une façon piteuse de finir une carrière qui a jalonné une partie de l’histoire de la langue française notamment durant la fin de l’Ancien Régime.
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