Quelle est la règle zombie par excellence ? C’est sans aucun doute celle de l’accord du participe passé avec avoir. Ou plutôt les règles, car c’est une véritable armée de morts-vivants langagiers qui nous attaquent. Dans la culture populaire, les zombies le deviennent souvent en étant contaminés par un virus. Ici, c’est l’accord du participe passé avec le complément d’objet direct lui-même qui en est un. C’est en tout cas ce qu’affirme Ian MacKenzie qui parle de virus grammatical (en utilisant la terminologie de Nicholas Sobin), c’est-à-dire un « dispositif qui peut lire la structure grammaticale et l’influencer, bien qu’il soit externe à la grammaire et (…) qu’il facilite la construction de formes de prestige » (2013 : 21-22). En d’autres termes, le participe passé est une caractéristique grammaticale artificielle développée par l’enseignement plutôt qu’une caractéristique intrinsèque du français.
En septembre 2018, nos confrères atterrés Arnaud Hoedt et Jérôme Piron publient dans Libération une tribune intitulée « Les crêpes que j’ai mangé : Un nouvel accord pour le participe passé ». Ils y promeuvent des règles de l’accord du participe passé simplifiées (en gros, l’accord du participe passé avec l’auxiliaire être et employé comme adjectif ; l’invariabilité avec l’auxiliaire avoir) en faisant valoir que les règles traditionnelles sont illogiques et que leur enseignement est à la fois chronophage et inefficace. Leur article a suscité un certain émoi dans le monde francophone. De nombreux puristes ont pris la plume pour s’indigner du fait que la Belgique était sur le point d’abandonner les règles traditionnelles (c’était malheureusement faux) et pour défendre à cor et à cri ce bon vieil accord avec le complément d’objet direct (COD) antéposé.
Pourquoi les règles d’accord du participe passé sont-elles aussi difficiles ? Pourquoi ne parvient-on pas à les utiliser correctement malgré les trop nombreuses heures passées à les apprendre ? Pourquoi ne les élimine-t-on pas, comme le proposent Hoedt et Piron ?
1. Le participe passé se conduit parfois comme un verbe et parfois comme un adjectif
L’une des difficultés du participe passé tient à sa nature : il relève à la fois du verbe et de l’adjectif. En effet, il peut être utilisé comme adjectif (ex : le trésor volé) ou dans des formes verbales avec un verbe auxiliaire pour former des temps composés (ex : il a volé un trésor) ou la voix passive (ex : le trésor a été volé). Cela tient à l’histoire de cette forme. À l’origine, il s’employait uniquement avec un sens adjectival tandis qu’avoir s’entendait au sens propre de « posséder », avant que l’ordre Sujet-Verbe-Objet ne s’impose et que avoir + participe passé ne devienne une forme verbale indiquant une action passée.
Cette double nature du participe passé crée des ambigüités. Certes, si je dis : j’ai mangé une pomme ou elles sont parties en vacances, vous êtes certain·es d’avoir affaire à un verbe, mais si je dis la porte est ouverte, s’agit-il d’un verbe à la voix passive ou d’un adjectif employé comme attribut du sujet (sur le même modèle que la porte est blanche) ? Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que l’adjectif et le verbe ne se comportent pas de la même manière. Un adjectif s’accorde en genre et en nombre avec le nom ou le pronom auquel il se rapporte, tandis qu’un verbe se conjugue, c’est-à-dire qu’il prend entre autres les marques de personne et de nombre de son sujet. En principe, un verbe ne prend pas de marque de genre… sauf dans le cas du participe passé. Ainsi, la difficulté des règles d’accord du participe passé, c’est qu’elles font parfois appel à sa nature verbale (d’où l’invariabilité) et parfois à sa nature adjectivale (d’où l’accord).
2. L’accord du participe passé est rare et généralement inaudible
Une autre difficulté, sans doute plus évidente, c’est la rareté de l’accord du participe passé employé avec avoir avec le COD antéposé. Soyons réalistes : vous écrivez/prononcez et rencontrez bien plus souvent des énoncés du type j’ai mangé une pomme que du type la pomme que j’ai mangée. Ce qui est vrai pour l’écrit l’est encore plus pour l’oral, car, sur plusieurs territoires de la francophonie, la majorité des accords du participe passé ne sont pas audibles. Par exemple, les formes parlé, parlée, parlés et parlées s’y prononcent toutes /paʁle/. Les participes passés présentant une différence audible entre les formes masculine et féminine sont rares (environ 70 sur des milliers de verbes) et seuls une trentaine de verbes sont d’usage fréquent (ex : fait·es, dit·es, écrit·es, ouvert·es, mis·es, pris·es). D’ailleurs, une étude menée sur quatre corpus oraux de la francophonie européenne, comprenant environ 5,8 millions de mots, ne dénombre que 318 occurrences d’accords du participe passé potentiellement audibles avec l’auxiliaire avoir (Gaucher 2015), soit un peu plus de 0,005 % de l’ensemble des mots ! En résumé, si l’on excepte les règles majeures plus ou moins bien assimilées, à savoir l’accord du participe passé employé comme adjectif, son invariabilité avec avoir lorsque le COD est postposé et son accord avec le sujet lorsqu’il est employé avec être, les nombreuses règles d’accord couvrent des cas rarissimes.
3. Les règles d’accord du participe passé se sont développées artificiellement
Justement, parlons de la création de ces règles. Autrefois, il y avait une plus grande souplesse : on pouvait accorder le participe passé ou le laisser invariable, quelle que soit la place du COD. Peu à peu, au XVIe siècle, l’accord avec le COD postposé se raréfie. On connait la célèbre citation attribuée à Voltaire : « Clément Marot a ramené deux choses d’Italie : la vérole et l’accord du participe passé… Je pense que c’est le deuxième qui a fait le plus de ravages ». Marot a en effet entériné l’accord avec le COD antéposé pour lequel il a par ailleurs noté des similitudes en italien. À partir du XVIIe siècle, les grammairiens s’efforcent de codifier tous les accords (ou invariabilités) du participe passé là où l’usage était plutôt intuitif. Certaines de ces règles ont fait l’objet de querelles entre grammairiens. Par exemple, Vaugelas ne veut pas accorder le participe passé lorsqu’il est suivi d’un groupe de mots (par exemple d’un attribut du COD : cette ville que le commerce a rendu puissante), alors que d’autres préconisent cet accord (cette ville que le commerce a rendue puissante) – ce sont ces derniers qui vont l’emporter.
(Petite parenthèse : Jusqu’au XVIIIe siècle, l’accord au féminin et au pluriel était audible ; on allongeait la terminaison du participe passé. On voit ici que certaines règles étaient donc guidées par des considérations prosodiques qui, en principe, n’existent plus aujourd’hui. Remarquez toutefois que vous aurez encore plus de difficultés à dire la tribune qu’a écrite la chercheuse (où le participe passé ne constitue pas le dernier mot de la proposition relative) que la tribune que la chercheuse a écrite. Comme quoi, l’oreille continue de jouer un rôle dans notre capacité à accorder.)
Les règles actuelles se sont stabilisées au XIXe siècle et constituent désormais le tourment d’innombrables écolières et écoliers. Comme le montre la citation de Voltaire, elles n’ont jamais trouvé naturellement leur place en français et ont toujours été perçues – avec raison – comme artificielles. Bien qu’il y ait eu quelques propositions de réforme, comme celle suggérée par le ministre français de l’éducation Georges Leygues en 1900, les règles n’ont jamais été simplifiées. Autrement dit, les zombies grammaticaux n’ont jamais été exterminés. (Pour l’histoire de l’accord du participe passé, voir les références ci-dessous.)
4. Les règles nécessitent des connaissances grammaticales très poussées
J’en viens à la principale raison pour laquelle les règles d’accord du participe passé sont si difficiles à maitriser. Non seulement elles sont très nombreuses, mais elles nécessitent surtout une compréhension profonde de la syntaxe française. En effet, il faut pouvoir faire la différence entre le sujet et le COD : c’est toute la différence entre elles sont parties en vacances et j’ai mangé une pomme. À cela s’ajoute la différence entre le COD et le COI. C’est le cas pour l’accord des verbes occasionnellement pronominaux avec des pronoms personnels réfléchis ou réciproques : on va écrire elle s’est lavée, car le pronom se joue le rôle de COD (comme si on disait elle a lavé elle-même), alors qu’on écrira elle s’est lavé les mains, car le pronom réfléchi est ici COI de la phrase (c’est-à-dire elle a lavé les mains à elle-même) et le COD (les mains) est postposé, donc le participe passé ne s’accorde pas.
Les défenseurs des règles actuelles argüeront qu’il s’agit là de connaissances de base pour les francophones. Soit. Mais les règles ne s’arrêtent pas là. On doit pouvoir également différencier le COD d’un complément circonstanciel (ou complément de phrase). Imaginez : vous partez en vacances avec une compagnie aérienne low cost. Pour éviter de payer des frais supplémentaires, vous pesez votre valise et vous déclarez : la valise que j’ai pesée faisait 15 kilos. Vous avez bien accordé votre participe passé avec le COD antéposé (le pronom relatif que qui remplace la valise). Vous ajoutez : les 15 kilos que la valise a pesé étaient dans les normes. Vous n’avez pas accordé le participe passé. Pourquoi ? Parce qu’il ne s’agit pas d’un COD, mais d’un faux COD, à savoir d’un complément circonstanciel de mesure ou de quantité avec un verbe comme peser, mesurer, durer, valoir, etc. En d’autres termes, au lieu de répondre à la question quoi ?, question par excellence pour identifier le COD (j’ai pesé quoi ? la valise), on répond à la question combien ? (la valise a pesé combien ? 15 kilos). Comme il ne s’agit pas d’un COD antéposé, le participe passé est invariable.
Autre cas où un complément de phrase a la couleur, l’odeur et la saveur d’un COD mais n’en est pas un : le complément du verbe impersonnel. Vous vous rappelez : les verbes impersonnels sont ces verbes qui ne se conjuguent qu’avec il et dont le sujet ne représente aucune entité identifiable, comme falloir et les verbes météorologiques. Là encore, le participe passé ne s’accorde pas, car on n’a pas affaire à un COD (ex : les orages qu’il y a eu cette nuit ont détruit les récoltes). Soyez honnêtes. Quand votre prof de français vous a-t-iel parlé du complément du verbe impersonnel ? Probablement jamais. On voit que les règles régissent des cas peu courants.
Pour pouvoir maitriser l’accord ou l’invariabilité du participe passé, il faut aussi pouvoir comprendre de fines nuances sémantiques, c’est-à-dire ne pas se fier uniquement à des règles de grammaire mais aussi à sa capacité à interpréter un énoncé. Si je prends mon verbe de mesure peser, je peux l’employer aussi au sens figuré. Par exemple : Les conséquences, les as-tu pesées ? Il requiert alors un véritable COD et donc le participe passé s’accorde. De plus, on doit être capable de déterminer si un infinitif qui suit un participe passé a un sens actif ou passif. Ainsi, dans les musiciens que j’ai entendus jouer étaient excellents, ce sont les musiciens qui font l’action exprimée par l’infinitif, à savoir jouer (de la musique) ; l’infinitif a un sens actif et donc le participe passé s’accorde. En revanche, dans la musique que j’ai entendu jouer était émouvante, la musique ne joue pas – elle est jouée (par un orchestre) ; l’infinitif a un sens passif, car le sujet subit plutôt qu’il ne réalise l’action de l’infinitif (je pourrais tout aussi bien dire : la musique que j’ai entendu être jouée était émouvante) ; par conséquent, le participe passé ne s’accorde pas.
En résumé
L’accord du participe passé est très difficile à maitriser, car il est rare et généralement inaudible, fondé sur des règles artificielles d’un autre temps et il nécessite des connaissances que seul·es quelques spécialistes de la langue possèdent. Ainsi, pratiquement tous·tes les locuteur·ices natif·ves, même ceux et celles qui s’opposent ardemment à toute rationalisation des règles, commettent des erreurs lorsqu’iels parlent mais aussi lorsqu’iels écrivent en français. Alors pourquoi ne pas réformer les règles ? Tout simplement parce que connaitre, même imparfaitement, des règles illogiques confère une certaine autorité au détenteur ou à la détentrice de ce savoir. Pourquoi donc ces personnes se priveraient-elles de ce prestige ? On voit là que les règles d’accord répondent plus à des impératifs sociaux que linguistiques.
Finalement, les règles d’accord du participe passé seraient moins des zombies que des chimères. La Chimère est ce monstre mythologique cracheur de feu qui tient à la fois du lion, de la chèvre et du serpent tandis que le terme s’utilise également pour désigner un fantasme. Les règles d’accord du participe passé, comme ce monstre composite, ne constituent-elles pas un assemblage hétéroclite, et leur maîtrise, une illusion ?
Géraldine Crahay
Pour aller plus loin :
Brissaud, C., & Cogis, D. (2008). « L’accord du participe passé : Reconsidération d’un problème ancien à la lumière de données récentes sur l’acquisition. » In Didactique et enseignement, français langue maternelle, français langue seconde, éd. J. Durand, B. Habert & B. Laks. 413-424.
Cerquiglini, B. (2021). Un participe qui ne passe pas. Paris : Éditions Points.
Gaucher, D. (2015). « Sémantique temporelle et accord du participe passé en français parlé: Une analyse variationniste. » Journal of French Language Studies 25: 65-83.
Grevisse, M. (2004). Savoir accorder le participe passé : Règles, exercices et corrigé. 6e éd. Bruxelles : De Boeck-Duculot.
Hoedt, A., Piron, J. (2018). « “Les crêpes que j’ai mangé”: Un nouvel accord pour le participe passé ». Libération, 2 septembre. https://www.liberation.fr/debats/2018/09/02/les-crepes-que-j-ai-mange-un-nouvel-accord-pour-le-participe-passe_1676135/.
MacKenzie, I. (2013). « Participle–object agreement in French and the theory of grammatical viruses ». Journal of Romance Studies 13 (1) : 19-33.
Monté, R.F. (2018). « La vérité sur le PARTICIPE PASSÉ avec AVOIR. » Linguisticae (chaîne YouTube), 7 septembre. https://www.youtube.com/watch?v=g9yOnw0czVg&list=PL6bVVyV-bEffk1P3f75fOzG1IZ8Bp5Fbx&index=4
Piron, S. (2025). « Éclairage historique sur l’accord du participe passé : les tribulations d’une règle culte qui ne parvient pas à évoluer ». Correspondance. https://correspo.ccdmd.qc.ca/document/eclairage-historique-sur-laccord-du-participe-passe-les-tribulations-dune-regle-culte-qui-ne-parvient-pas-a-evoluer/
Wilmet, M. (1999). Le participe passé autrement : Protocole d’accord, exercices et corrigés. Bruxelles : De Boeck-Duculot.
Quelle est la règle zombie par excellence ? C’est sans aucun doute celle de l’accord du participe passé avec avoir. Ou plutôt les règles, car c’est une véritable armée de morts-vivants langagiers qui nous attaquent. Dans la culture populaire, les zombies le deviennent souvent en étant contaminés par un virus. Ici, c’est l’accord du participe passé avec le complément d’objet direct lui-même qui en est un. C’est en tout cas ce qu’affirme Ian MacKenzie qui parle de virus grammatical (en utilisant la terminologie de Nicholas Sobin), c’est-à-dire un « dispositif qui peut lire la structure grammaticale et l’influencer, bien qu’il soit externe à la grammaire et (…) qu’il facilite la construction de formes de prestige » (2013 : 21-22). En d’autres termes, le participe passé est une caractéristique grammaticale artificielle développée par l’enseignement plutôt qu’une caractéristique intrinsèque du français.
En septembre 2018, nos confrères atterrés Arnaud Hoedt et Jérôme Piron publient dans Libération une tribune intitulée « Les crêpes que j’ai mangé : Un nouvel accord pour le participe passé ». Ils y promeuvent des règles de l’accord du participe passé simplifiées (en gros, l’accord du participe passé avec l’auxiliaire être et employé comme adjectif ; l’invariabilité avec l’auxiliaire avoir) en faisant valoir que les règles traditionnelles sont illogiques et que leur enseignement est à la fois chronophage et inefficace. Leur article a suscité un certain émoi dans le monde francophone. De nombreux puristes ont pris la plume pour s’indigner du fait que la Belgique était sur le point d’abandonner les règles traditionnelles (c’était malheureusement faux) et pour défendre à cor et à cri ce bon vieil accord avec le complément d’objet direct (COD) antéposé.
Pourquoi les règles d’accord du participe passé sont-elles aussi difficiles ? Pourquoi ne parvient-on pas à les utiliser correctement malgré les trop nombreuses heures passées à les apprendre ? Pourquoi ne les élimine-t-on pas, comme le proposent Hoedt et Piron ?
1. Le participe passé se conduit parfois comme un verbe et parfois comme un adjectif
L’une des difficultés du participe passé tient à sa nature : il relève à la fois du verbe et de l’adjectif. En effet, il peut être utilisé comme adjectif (ex : le trésor volé) ou dans des formes verbales avec un verbe auxiliaire pour former des temps composés (ex : il a volé un trésor) ou la voix passive (ex : le trésor a été volé). Cela tient à l’histoire de cette forme. À l’origine, il s’employait uniquement avec un sens adjectival tandis qu’avoir s’entendait au sens propre de « posséder », avant que l’ordre Sujet-Verbe-Objet ne s’impose et que avoir + participe passé ne devienne une forme verbale indiquant une action passée.
Cette double nature du participe passé crée des ambigüités. Certes, si je dis : j’ai mangé une pomme ou elles sont parties en vacances, vous êtes certain·es d’avoir affaire à un verbe, mais si je dis la porte est ouverte, s’agit-il d’un verbe à la voix passive ou d’un adjectif employé comme attribut du sujet (sur le même modèle que la porte est blanche) ? Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que l’adjectif et le verbe ne se comportent pas de la même manière. Un adjectif s’accorde en genre et en nombre avec le nom ou le pronom auquel il se rapporte, tandis qu’un verbe se conjugue, c’est-à-dire qu’il prend entre autres les marques de personne et de nombre de son sujet. En principe, un verbe ne prend pas de marque de genre… sauf dans le cas du participe passé. Ainsi, la difficulté des règles d’accord du participe passé, c’est qu’elles font parfois appel à sa nature verbale (d’où l’invariabilité) et parfois à sa nature adjectivale (d’où l’accord).
2. L’accord du participe passé est rare et généralement inaudible
Une autre difficulté, sans doute plus évidente, c’est la rareté de l’accord du participe passé employé avec avoir avec le COD antéposé. Soyons réalistes : vous écrivez/prononcez et rencontrez bien plus souvent des énoncés du type j’ai mangé une pomme que du type la pomme que j’ai mangée. Ce qui est vrai pour l’écrit l’est encore plus pour l’oral, car, sur plusieurs territoires de la francophonie, la majorité des accords du participe passé ne sont pas audibles. Par exemple, les formes parlé, parlée, parlés et parlées s’y prononcent toutes /paʁle/. Les participes passés présentant une différence audible entre les formes masculine et féminine sont rares (environ 70 sur des milliers de verbes) et seuls une trentaine de verbes sont d’usage fréquent (ex : fait·es, dit·es, écrit·es, ouvert·es, mis·es, pris·es). D’ailleurs, une étude menée sur quatre corpus oraux de la francophonie européenne, comprenant environ 5,8 millions de mots, ne dénombre que 318 occurrences d’accords du participe passé potentiellement audibles avec l’auxiliaire avoir (Gaucher 2015), soit un peu plus de 0,005 % de l’ensemble des mots ! En résumé, si l’on excepte les règles majeures plus ou moins bien assimilées, à savoir l’accord du participe passé employé comme adjectif, son invariabilité avec avoir lorsque le COD est postposé et son accord avec le sujet lorsqu’il est employé avec être, les nombreuses règles d’accord couvrent des cas rarissimes.
3. Les règles d’accord du participe passé se sont développées artificiellement
Justement, parlons de la création de ces règles. Autrefois, il y avait une plus grande souplesse : on pouvait accorder le participe passé ou le laisser invariable, quelle que soit la place du COD. Peu à peu, au XVIe siècle, l’accord avec le COD postposé se raréfie. On connait la célèbre citation attribuée à Voltaire : « Clément Marot a ramené deux choses d’Italie : la vérole et l’accord du participe passé… Je pense que c’est le deuxième qui a fait le plus de ravages ». Marot a en effet entériné l’accord avec le COD antéposé pour lequel il a par ailleurs noté des similitudes en italien. À partir du XVIIe siècle, les grammairiens s’efforcent de codifier tous les accords (ou invariabilités) du participe passé là où l’usage était plutôt intuitif. Certaines de ces règles ont fait l’objet de querelles entre grammairiens. Par exemple, Vaugelas ne veut pas accorder le participe passé lorsqu’il est suivi d’un groupe de mots (par exemple d’un attribut du COD : cette ville que le commerce a rendu puissante), alors que d’autres préconisent cet accord (cette ville que le commerce a rendue puissante) – ce sont ces derniers qui vont l’emporter.
(Petite parenthèse : Jusqu’au XVIIIe siècle, l’accord au féminin et au pluriel était audible ; on allongeait la terminaison du participe passé. On voit ici que certaines règles étaient donc guidées par des considérations prosodiques qui, en principe, n’existent plus aujourd’hui. Remarquez toutefois que vous aurez encore plus de difficultés à dire la tribune qu’a écrite la chercheuse (où le participe passé ne constitue pas le dernier mot de la proposition relative) que la tribune que la chercheuse a écrite. Comme quoi, l’oreille continue de jouer un rôle dans notre capacité à accorder.)
Les règles actuelles se sont stabilisées au XIXe siècle et constituent désormais le tourment d’innombrables écolières et écoliers. Comme le montre la citation de Voltaire, elles n’ont jamais trouvé naturellement leur place en français et ont toujours été perçues – avec raison – comme artificielles. Bien qu’il y ait eu quelques propositions de réforme, comme celle suggérée par le ministre français de l’éducation Georges Leygues en 1900, les règles n’ont jamais été simplifiées. Autrement dit, les zombies grammaticaux n’ont jamais été exterminés. (Pour l’histoire de l’accord du participe passé, voir les références ci-dessous.)
4. Les règles nécessitent des connaissances grammaticales très poussées
J’en viens à la principale raison pour laquelle les règles d’accord du participe passé sont si difficiles à maitriser. Non seulement elles sont très nombreuses, mais elles nécessitent surtout une compréhension profonde de la syntaxe française. En effet, il faut pouvoir faire la différence entre le sujet et le COD : c’est toute la différence entre elles sont parties en vacances et j’ai mangé une pomme. À cela s’ajoute la différence entre le COD et le COI. C’est le cas pour l’accord des verbes occasionnellement pronominaux avec des pronoms personnels réfléchis ou réciproques : on va écrire elle s’est lavée, car le pronom se joue le rôle de COD (comme si on disait elle a lavé elle-même), alors qu’on écrira elle s’est lavé les mains, car le pronom réfléchi est ici COI de la phrase (c’est-à-dire elle a lavé les mains à elle-même) et le COD (les mains) est postposé, donc le participe passé ne s’accorde pas.
Les défenseurs des règles actuelles argüeront qu’il s’agit là de connaissances de base pour les francophones. Soit. Mais les règles ne s’arrêtent pas là. On doit pouvoir également différencier le COD d’un complément circonstanciel (ou complément de phrase). Imaginez : vous partez en vacances avec une compagnie aérienne low cost. Pour éviter de payer des frais supplémentaires, vous pesez votre valise et vous déclarez : la valise que j’ai pesée faisait 15 kilos. Vous avez bien accordé votre participe passé avec le COD antéposé (le pronom relatif que qui remplace la valise). Vous ajoutez : les 15 kilos que la valise a pesé étaient dans les normes. Vous n’avez pas accordé le participe passé. Pourquoi ? Parce qu’il ne s’agit pas d’un COD, mais d’un faux COD, à savoir d’un complément circonstanciel de mesure ou de quantité avec un verbe comme peser, mesurer, durer, valoir, etc. En d’autres termes, au lieu de répondre à la question quoi ?, question par excellence pour identifier le COD (j’ai pesé quoi ? la valise), on répond à la question combien ? (la valise a pesé combien ? 15 kilos). Comme il ne s’agit pas d’un COD antéposé, le participe passé est invariable.
Autre cas où un complément de phrase a la couleur, l’odeur et la saveur d’un COD mais n’en est pas un : le complément du verbe impersonnel. Vous vous rappelez : les verbes impersonnels sont ces verbes qui ne se conjuguent qu’avec il et dont le sujet ne représente aucune entité identifiable, comme falloir et les verbes météorologiques. Là encore, le participe passé ne s’accorde pas, car on n’a pas affaire à un COD (ex : les orages qu’il y a eu cette nuit ont détruit les récoltes). Soyez honnêtes. Quand votre prof de français vous a-t-iel parlé du complément du verbe impersonnel ? Probablement jamais. On voit que les règles régissent des cas peu courants.
Pour pouvoir maitriser l’accord ou l’invariabilité du participe passé, il faut aussi pouvoir comprendre de fines nuances sémantiques, c’est-à-dire ne pas se fier uniquement à des règles de grammaire mais aussi à sa capacité à interpréter un énoncé. Si je prends mon verbe de mesure peser, je peux l’employer aussi au sens figuré. Par exemple : Les conséquences, les as-tu pesées ? Il requiert alors un véritable COD et donc le participe passé s’accorde. De plus, on doit être capable de déterminer si un infinitif qui suit un participe passé a un sens actif ou passif. Ainsi, dans les musiciens que j’ai entendus jouer étaient excellents, ce sont les musiciens qui font l’action exprimée par l’infinitif, à savoir jouer (de la musique) ; l’infinitif a un sens actif et donc le participe passé s’accorde. En revanche, dans la musique que j’ai entendu jouer était émouvante, la musique ne joue pas – elle est jouée (par un orchestre) ; l’infinitif a un sens passif, car le sujet subit plutôt qu’il ne réalise l’action de l’infinitif (je pourrais tout aussi bien dire : la musique que j’ai entendu être jouée était émouvante) ; par conséquent, le participe passé ne s’accorde pas.
En résumé
L’accord du participe passé est très difficile à maitriser, car il est rare et généralement inaudible, fondé sur des règles artificielles d’un autre temps et il nécessite des connaissances que seul·es quelques spécialistes de la langue possèdent. Ainsi, pratiquement tous·tes les locuteur·ices natif·ves, même ceux et celles qui s’opposent ardemment à toute rationalisation des règles, commettent des erreurs lorsqu’iels parlent mais aussi lorsqu’iels écrivent en français. Alors pourquoi ne pas réformer les règles ? Tout simplement parce que connaitre, même imparfaitement, des règles illogiques confère une certaine autorité au détenteur ou à la détentrice de ce savoir. Pourquoi donc ces personnes se priveraient-elles de ce prestige ? On voit là que les règles d’accord répondent plus à des impératifs sociaux que linguistiques.
Finalement, les règles d’accord du participe passé seraient moins des zombies que des chimères. La Chimère est ce monstre mythologique cracheur de feu qui tient à la fois du lion, de la chèvre et du serpent tandis que le terme s’utilise également pour désigner un fantasme. Les règles d’accord du participe passé, comme ce monstre composite, ne constituent-elles pas un assemblage hétéroclite, et leur maîtrise, une illusion ?
Géraldine Crahay
Pour aller plus loin :
Brissaud, C., & Cogis, D. (2008). « L’accord du participe passé : Reconsidération d’un problème ancien à la lumière de données récentes sur l’acquisition. » In Didactique et enseignement, français langue maternelle, français langue seconde, éd. J. Durand, B. Habert & B. Laks. 413-424.
Cerquiglini, B. (2021). Un participe qui ne passe pas. Paris : Éditions Points.
Gaucher, D. (2015). « Sémantique temporelle et accord du participe passé en français parlé: Une analyse variationniste. » Journal of French Language Studies 25: 65-83.
Grevisse, M. (2004). Savoir accorder le participe passé : Règles, exercices et corrigé. 6e éd. Bruxelles : De Boeck-Duculot.
Hoedt, A., Piron, J. (2018). « “Les crêpes que j’ai mangé”: Un nouvel accord pour le participe passé ». Libération, 2 septembre. https://www.liberation.fr/debats/2018/09/02/les-crepes-que-j-ai-mange-un-nouvel-accord-pour-le-participe-passe_1676135/.
MacKenzie, I. (2013). « Participle–object agreement in French and the theory of grammatical viruses ». Journal of Romance Studies 13 (1) : 19-33.
Monté, R.F. (2018). « La vérité sur le PARTICIPE PASSÉ avec AVOIR. » Linguisticae (chaîne YouTube), 7 septembre. https://www.youtube.com/watch?v=g9yOnw0czVg&list=PL6bVVyV-bEffk1P3f75fOzG1IZ8Bp5Fbx&index=4
Piron, S. (2025). « Éclairage historique sur l’accord du participe passé : les tribulations d’une règle culte qui ne parvient pas à évoluer ». Correspondance. https://correspo.ccdmd.qc.ca/document/eclairage-historique-sur-laccord-du-participe-passe-les-tribulations-dune-regle-culte-qui-ne-parvient-pas-a-evoluer/
Wilmet, M. (1999). Le participe passé autrement : Protocole d’accord, exercices et corrigés. Bruxelles : De Boeck-Duculot.
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