Les anglicismes auront-ils la peau du français ?

Voilà bien un leitmotiv des débats sur la langue française et son supposé déclin, un épouvantail remis sur le devant de la scène depuis plusieurs semaines par Michel Feltin-Palas, rédacteur en chef à L’Express, faisant la promotion de son dernier ouvrage :

La langue de Shakespeare s’apprête-t-elle à engloutir celle de Molière ? Dans son livre « Les anglicismes et nous[1] » (Héliopoles), Michel Feltin-Palas, journaliste à l’Express et amoureux des langues régionales, frappe les trois coups en annonçant un constat alarmant : le français pourrait être amené à disparaître. (Ferrier 2025)

Profitons donc de l’occasion pour examiner de près ce sur quoi repose cette prophétie.

Les anglicismes = l’anglais

Couverture du livre "C'est quoi déjà le mot en français" de Michel Feltin-PalasFaisons d’emblée un sort à l’éléphant dans la pièce : cette crainte est basée sur un contresens fondamental qui 1) réduit la langue à son vocabulaire et 2) ignore que tout emprunt à une langue étrangère est accommodé à la langue qui l’accueille.

Premièrement en effet, une langue n’est pas que son lexique : aux mots lexicaux (noms, adjectifs, verbes et certains adverbes) s’ajoutent les mots grammaticaux (déterminants, pronoms, prépositions, conjonctions et autres adverbes), ainsi qu’une syntaxe (la notice de montage de tout ça) et une phonologie (les règles de prononciation). Quand on évoque les anglicismes, on ne parle essentiellement que de la première partie ; or, quand bien même on remplacerait tous les mots d’une phrase par leurs équivalents anglais, on ne parlerait pas anglais (When well even one replaced all the words of a sentence by their equivalents English, one not spoke step English).

Par ailleurs, les mots lexicaux empruntés à l’anglais sont de fait des mots français : on conjugue les verbes liker ou briefer, on accorde les toasts au pluriel (alors que le nom est indénombrable en anglais), on retranche la moitié des noms composés parking (lot) ou bowling (alley), on fait converger la prononciation vers les habitudes du français (wrap prononcé « vrap », shampooing « champouin » ou tupperware « tupéroir »[2]), etc. Bref, ce n’est plus de l’anglais.

À ce compte, s’il suffisait d’un influx important de mots d’une même langue étrangère pour que la langue d’accueil disparaisse à son profit, l’anglais, avec ses 60% de mots d’origine française, serait du français — ce qu’il n’est pas, même « mal prononcé », n’en déplaise à Bernard Cerquiglini (Cerquiglini 2024).

Ceci étant dit, faisons mine d’entrer dans le jeu des prophètes de l’apocalypse et continuons l’examen.

L’anglais n’emprunte plus au français

Capture d'une vidéo de Michel Feltin-Palas disant "nous n'avons pas exporté un seul mot vers les dictionnaires anglais.C’est une thèse de doctorat, soutenue à l’Université d’Heidelberg en 2011 et parue en 2012 (Schultz 2012), qui le dit : dans l’Oxford English Dictionary, « aucun emprunt au français n’a été enregistré à ce jour depuis 1990 » (Schultz 2012 : 484, notre traduction). Référence repérée par Antoine Compagnon, qui la refile à Michel Feltin-Palas (Feltin-Palas 2025).

Censée servir de preuve du déséquilibre entre les deux langues en termes d’influence réciproque (qu’il ne s’agit pas ici de contester), cette phrase est en réalité ambigüe et approximative, voire franchement fausse. Schultz elle-même se contredit, puisque son propre tableau (Schultz 2012 : 486) fait état de 2 emprunts dans les années 1990.

Son ambigüité tient à ce qu’elle ne précise pas ce qui est compté : les mots empruntés au français par l’anglais entre 1990 et 2011, ou les emprunts de l’anglais au français référencés par l’OED pendant cette période ? Les lexicographes ne pouvant naturellement pas enregistrer en temps réel les mots qui apparaissent dans la langue, cette distinction n’est pas anodine. Or qu’en est-il ?

Une recherche avancée dans l’OED en ligne (seule édition à jour) fait remonter 8 mots empruntés en ligne directe au français dont la première attestation date des années 1990 et 2000. Quant aux mots d’origine française intégrés à l’OED depuis 1990, il est beaucoup plus laborieux d’éplucher le détail des mises à jour trimestrielles de l’OED (Oxford English Dictionary), mais un regard sur les trois mises à jour de 2025 en fait déjà apparaitre 6. Dans un cas comme dans l’autre, c’est indéniablement très peu, mais ça n’est pas « Zéro ! Oualou ! La tête à Toto ! » (Feltin-Palas 2025), donc moins spectaculaire / vendeur (rayez la mention inutile).

Emoji visage aux yeux et à la langue portant le symbole $ du dollar

L’anglais nous transforme en zombies capitalistes néo-libéraux à la solde des Américains

Sont condensées ici plusieurs notions régulièrement convoquées pour donner corps à la menace existentielle que représenterait l’irruption exponentielle d’anglicismes dans la langue française.

L’anglais est la langue du modèle politique et économique américain

Bien sûr, mais pas que… et la reléguer à cela relève d’un essentialisme réducteur et révèle l’ignorance de l’histoire et de la diversité du monde anglophone. Mais comme c’est en substance ce que dit Claude Hagège depuis 2006 (Hagège 2006) et surtout 2012 (Hagège 2012), c’est que ça doit être vrai :

L’exportation de l’anglais joue […] un rôle essentiel dans la diffusion de l’idéologie américaine et de la conception que l’on se fait, outre-Atlantique, de la politique et de la démocratie. (Hagège 2012 : 59)

Or c’est aussi dans le monde anglophone occidental que sont apparus, au 18e siècle en Grande Bretagne, les premiers syndicats ouvriers modernes ; les États-Unis ont vu dès 1786 certaines des premières grèves de l’ère industrielle ; c’est aussi à Londres qu’a été publié puis traduit le Manifeste du Parti Communiste, ou que se sont rencontrés Lénine et Trotsky en exil. Serait-ce donc que l’anglais et les pays de langue anglaise sont capables d’héberger autre chose qu’une pensée capitaliste néo-libérale ?

La culture « anglo-américaine » s’impose par la langue anglaise

Hagège, caution scientifique de Feltin-Palas, présente à plusieurs reprises la substitution supposée de l’anglais au français comme indissociable du soft power américain qui imposa dans les années 1950 le Coca-Cola, Hollywood et le rock’n’roll, et qui inonde les années 2010 et suivantes de Netflix et de réseaux sociaux :

Un instrument particulièrement efficace pour que s’impose une langue, et que s’insinuent, dans son sillage, des modes de pensée, est le cinéma. (Hagège 2012 : 61)

C’est le linguiste Claude Hagège qui le dit : imposer sa langue, c’est imposer sa pensée. Une langue, ce n’est pas simplement un moyen de communiquer. Et donc, les Américains ont compris que pour nous vendre Coca-Cola, des jeans, etc., il fallait s’emparer des esprits. Et quoi de mieux pour cela que la musique, le cinéma, les réseaux sociaux, les GAFAM, etc. ! (Feltin-Palas, dans Ferrier 2025)

Sauf que… imposer un produit, même culturel, est-ce pour autant imposer sa langue ? On pourrait déjà se demander combien de francophones comprennent les paroles des chansons en anglais. Mais aussi consulter les statistiques existantes sur les plateformes de vidéo à la demande, qui indiquent que :

  • sur le marché européen, 31% des contenus proposés par Netflix et 25% par Amazon Prime en 2021 étaient non anglophones, une proportion en augmentation (Statista 2021) ;
  • aux Royaume-Uni, Australie, Canada et États-Unis, 66% des 18-34 ans déclarent regarder des contenus non-anglophones (Statista 2025) ;
  • environ 75% des abonné·es britanniques et américain·es à la VOD préfèrent regarder les contenus en langue étrangère en version originale sous-titrée plutôt que doublée, contre 48% des Français (Statista 2022).

Au plan purement linguistique, le rôle du streaming dans la diffusion de l’anglais est donc à relativiser fortement, tandis qu’il semble bien qu’il favorise l’ouverture du public anglophone aux autres langues et cultures.

Cela ne revient pas à dire que l’influence culturelle de l’aire anglophone occidentale soit négligeable : simplement, qu’il convient de la décorréler d’une supposée imposition de la langue anglaise. Et de fait, nul besoin pour qu’une culture se diffuse que cela se fasse dans sa ou ses langue(s) d’origine : il est même plus efficace de le faire dans la langue de la cible, ainsi que l’atteste l’activité multi-millénaire de la traduction.

Il existe un complot pour transformer les esprits par l’anglais

Le recours au soft power, plutôt qu’à la force brute, est censé rendre l’entreprise de domination d’autant plus insidieuse, et le discours catastrophiste d’opposition aux anglicismes prend très régulièrement des airs de complotisme, n’hésitant d’ailleurs pas à pousser une version ad hoc de la théorie nauséabonde du « grand remplacement » :

Nous ne reviendrons pas ici longuement sur les raisons de ce seul véritable et indéniable « grand remplacement » : celui du français par l’anglais. (Le Monde.fr 2019)

Sur ce point, il est une référence qui fait surface de proche en proche, jusque chez Feltin-Palas (Feltin-Palas 2021) : celle à un supposé document confidentiel américain de 1961 établissant que « l’anglais doit devenir la langue dominante et remplacer les autres langues et leurs visions du monde ». Rapport confidentiel, façonnement des esprits, nous voilà dans un avatar des X-Files… mais la réalité est tout autre dès lors qu’on fait l’effort de retracer les origines de cette phrase, utilisée notamment par Hagège (2012 : 61) citant son propre ouvrage de 2006 où il écrit :

un document confidentiel américain destiné au British Council, l’Anglo-American Conference Report (1961), précisait qu’il importait que l’anglais devînt « la langue dominante » et imposât « une autre vision du monde ». (Hagège 2006 : 64)

On en trouve également mention dans un article de Charles Durand de 2004 intitulé « Les menaces de l’“espéranglais” » :

Mais les ambitions anglophones vont bien au-delà de la simple substitution de l’anglais aux autres langues et à leur détriment. « L’Anglo-American Conference Report 1961 », un document confidentiel destiné non au grand public, mais au British Council, donne également une idée de ce que la propagation de l’anglais vise aussi à imposer de nouvelles structures mentales, « une autre vision du monde ». « L’anglais doit devenir la langue dominante […]. (Durand 2004)

Ni Hagège ni Durand, cependant, ne référencent la source de ce rapport — puisqu’il est confidentiel, on vous dit !

En réalité, le seul auteur ayant manifestement eu ledit document entre les mains est Robert Phillipson, spécialiste des politiques linguistiques et de l’enseignement de l’anglais, ancien enseignant-chercheur à l’Université de Roskilde au Danemark et maintenant professeur émérite à la Copenhagen Business School. Phillipson, qui a obtenu du British Council l’autorisation d’en citer des passages, évoque ce texte dans son ouvrage Linguistic Imperialism (Phillipson 1992). Il s’agit du rapport d’un colloque organisé en juin 1961 à Cambridge par le British Council, qui y avait invité des universitaires et représentants américains, et dont l’intitulé complet est ‘Anglo-American Conference on English Teaching Abroad’. Phillipson précise que le rapport a été publié par le British Council pour distribution interne (Phillipson 1992 : 165), ce qui n’est pas tout à fait synonyme de « confidentiel[3] ».

Ainsi que son titre l’explicite, le colloque avait pour objet l’enseignement de l’anglais : rien à voir donc avec le chewing-gum, McDonald’s et Buddy Holly ; rien non plus de très subliminal. Il s’agissait même plus précisément, comme lors d’un autre colloque organisé la même année en Ouganda (Commonwealth Conference on the Teaching of English as a Second Language 1961), de l’enseignement de l’anglais langue seconde dans les pays d’Afrique en pleine décolonisation : rien à voir non plus, donc, avec le remplacement du français en France, puisque c’était là un projet explicitement néocolonial de maintien de la mainmise occidentale sur un continent pouvant être tenté par le communisme (Phillipson 1992 : 164). Il importe de noter que la France avait des desseins similaires pour le français à la même époque, collaborant même sur certains projets avec les autorités britanniques et américaines :

Une coopération tripartite autour des questions de langue émergea aussi entre les États-Unis, la Grande Bretagne et la France à la fin des années 1950 et dans les années 1960. En 1959, le Centre de Linguistique Appliquée, subventionné par la Ford Foundation, entama une ambitieuse « enquête sur les langues secondes dans le monde » […]. Ainsi que le note Melvin Fox de la Ford Foundation, le domaine de l’enseignement des langues secondes était, « pour un ensemble de raisons tout à fait évidentes, d’une importance considérable pour les intérêts de politique étrangère de l’Angleterre, des États-Unis et de la France. » Un des résultats de cette coopération fut un discours émergent sur l’enseignement des langues qui présentait l’anglais et le français comme les instruments linguistiques privilégiés de l’avancement socioéconomique dans le monde en voie de développement et de décolonisation. Pour reprendre les mots d’un rapport du CLA de 1961, « tous les pays en voie de développement » ont une chose en commun : « un besoin d’apprentissage renforcé d’une langue de communication élargie telle que l’anglais ou le français. » Le projet se matérialisa aussi sous la forme d’une série de congrès annuels, les Congrès Internationaux sur les Problèmes de Langue Seconde, qui se tinrent jusqu’en 1969. (Lemberg 2019 : 314, notre traduction)

Quant à la fameuse phrase reprise par Durand, Hagège, Feltin-Palas et nombre d’autres, il s’avère qu’elle est de Phillipson lui-même :

Le thème central de l’argumentation de Richards est l’idée que l’anglais doit devenir la langue dominante, en remplaçant les autres langues et visions du monde. (Phillipson 1992 : 168, notre traduction)

Phillipson fait ici l’exégèse des propos d’un des principaux participants au colloque, Ivor Armstrong Richards qui, dans la lignée d’une longue tradition raciste et coloniale, estime dans sa conférence d’ouverture que :

lorsqu’une nouvelle langue devient réellement opérante dans un pays non développé, le monde des élèves se trouve restructuré. (Phillipson 1992 : 166, notre traduction)

Reprendre, comme le fait Hagège[4], la phrase de Phillipson comme si elle sortait directement d’un plan secret de remplacement par l’anglais de toutes les langues du monde, relève ainsi de la manipulation volontaire.

« Imposer sa langue, c’est imposer sa pensée » (Berbon 2025)

Main de marionnettiste au-dessus d'un cerveau humain tenu par des ficelles.

… ou, comme l’écrit Hagège, « posséder les mots et les diffuser, c’est posséder la pensée » (Hagège 2012 : 59).

Si on peut excuser Richards, qui n’était pas linguiste mais poète, rhétoricien et critique littéraire, de céder aux sirènes du déterminisme linguistique, il est pour le moins étonnant de voir Hagège revendiquer, et bâtir l’essentiel de son argumentation « contre la pensée unique », sur « ce que l’on appelle l’hypothèse Humboldt-Sapir-Whorf » (Hagège 2012 : 59)[5].

Cette hypothèse établit un lien de causalité entre langue et pensée (ou vision du monde). Dans son interprétation la plus « forte », que l’on doit à Benjamin Lee Whorf (par ex. Whorf 1956), la langue que l’on parle conditionne nos schémas de pensée et nos comportements. Ce déterminisme linguistique, quoique procédant d’une intuition forte et bénéficiant de la caisse de résonance fournie par le roman de George Orwell 1984 et son[6] novlangue, a été très largement discrédité par les linguistes et cognitivistes depuis les années 1960. Parmi les arguments les plus évidents qui lui sont opposés, citons l’existence et l’efficacité de la traduction, la possibilité de se représenter des concepts sans signe linguistique (le « concevable ineffable »), ou le multilinguisme, totalement ignoré alors qu’il est la norme à l’échelle de la planète.

C’est pourtant ce déterminisme,  avec cette identité affirmée entre langue et pensée, qui est asséné comme une évidence :

L’anglais […] impose la vision du monde des anglophones. (Hagège 2012 : 59)

Certes, une interprétation plus modérée de l’hypothèse Sapir-Whorf, le relativisme linguistique, fait en revanche l’objet d’une attention légitime depuis plusieurs décennies, avec des études démontrant par exemple l’influence des descriptions directionnelles sur la localisation spatiale (Levinson 1997), du découpage lexical des couleurs sur leur discrimination (Winawer et al. 2007), ou du genre grammatical sur les représentations mentales de groupes humains (Gygax et al. 2008). Mais les effets démontrés et démontrables concernent des domaines très spécifiques qui concernent la structure même de la langue, en aucun cas une langue tout entière ni l’ensemble de son lexique.

Qui plus est, outre la nécessité d’écarter les effets dûs à des facteurs étrangers à la structure particulière d’une langue donnée[7], les écueils sur le chemin de la causalité langue-pensée sont nombreux (Lucy 1997). Parmi eux, le manque de connaissance de la langue considérée, et le risque de sélectionner les données susceptibles a priori de confirmer l’hypothèse : deux ornières dans lesquelles s’enlise le modèle Claude Hagège, qui voit dans teenager un « mot porteur d’un style de vie américain » (Hagège 2012 : 61) avant d’entreprendre, comme s’ils étaient à eux deux représentatifs du génie de la langue anglaise, une pseudo-analyse des mots loser et whistle-blower truffée d’erreurs[8] et de biais de sélection[9] (ibid. : 62-64).

Conclusion

Il ne s’agit pas ici de contester l’ascendant qu’exercent les pays de langue anglaise, et en particulier les États-Unis, sur le monde dans les domaines économique, géopolitique et culturel ; ni le statut de l’anglais comme lingua franca planétaire. Il ne faut cependant pas confondre deux phénomènes bien distincts : d’une part la domination de facto d’une langue dans les échanges internationaux, et de l’autre la présence dans une langue hôte de quelques items lexicaux plus ou moins intégrés et plus ou moins durables. La première a plutôt tendance à faire émerger des bilingues que des anglophones monolingues : sur les quelque 1,7 milliard d’anglophones dans monde, 1,5 milliard d’entre eux l’ont comme langue seconde, contre 380 millions de locuteurs L1 (Ethnologue ; McCarthy 2020). Quant au spectre de la disparition d’une langue à coups d’emprunts lexicaux, même massifs, il n’a aucun précédent historique ni, disons-le, aucune chance de se matérialiser.

Partant de là, il est encore moins probable que les emprunts à l’anglais conduisent à une transformation de nos systèmes de pensée sur la base d’un déterminisme linguistique dont on attend toujours une démonstration scientifiquement solide.

Contresens ontologiques, raccourcis théoriques, contre-vérités et manipulation des sources : tous les moyens sont manifestement bons pour alimenter la panique, loin de la scientificité dont ceux qui l’agitent font mine de se revendiquer. Dans cette fabrication, il est difficile de ne pas voir un vecteur à la fois de l’exceptionnalisme linguistique et culturel français, et de la nostalgie d’un ordre mondial révolu où le français occupait la position qui est celle de l’anglais aujourd’hui.

Un exceptionnalisme et une nostalgie qu’Hagège, souvent convoqué comme garantie de crédibilité par Feltin-Palas, ne cherche pas, ou très mal, à masquer quand il dénonce, par exemple, l’« offensive [contre] le bien inaliénable qu’est pour chaque peuple sa langue » que constitue la substitution de livres américains aux livres français dans les bibliothèques du Vietnam, feignant de ne pas voir ici que « la conviction d’une valeur supérieure, et bénéfique pour tous les peuples » qu’il fustige dans l’impérialisme anglophone est aussi celle qui anime sa propre défense du français (Hagège 2012 : 66).

Un exceptionnalisme et une nostalgie qui se prêtent, aussi, à toutes les récupérations (France Inter 2024)…

Enfin, même s’il serait difficile de reprocher à Feltin-Palas, dont l’autre cheval de bataille linguistique est la promotion des langues régionales de France, de mettre le français sur un piédestal, force est de constater qu’avec sa charge contre les anglicismes il s’engouffre sans grande précaution dans un créneau surtout très vendeur, sans que, depuis Étiemble en 1964, le français soit encore mort sous les coups de boutoir des anglicismes.

 

Par Florent Moncomble

 

Références citées :

Berbon, Laurent. 2025. « “C’est quoi déjà le mot en français ?” : le livre qui va vous dégoûter des anglicismes ». L’Express. https://www.lexpress.fr/culture/cest-quoi-deja-le-mot-en-francais-le-livre-qui-va-vous-degouter-des-anglicismes-EKQWJ74GEZGRPIGJ4SSHY2IZGE/.

Besse Desmoulières, Raphaëlle. 2008. Il faut une loi pour protéger les lanceurs d’alerte. Le Monde. https://www.lemonde.fr/planete/article/2008/01/29/il-faut-une-loi-pour-proteger-les-lanceurs-d-alerte_1005169_3244.html.

Cerquiglini, Bernard. 2024. La langue anglaise n’existe pas: c’est du français mal prononcé. Folio 704. Gallimard.

Commonwealth Conference on the Teaching of English as a Second Language. 1961. Report of the Commonwealth Conference on the Teaching of English as a Second Language Held at Makerere College, Uganda from 1st to 13th January 1961. Government Printer.

Durand, Charles. 2004. « Les menaces de l’« espéranglais » ». Linguistique. Hermès, La Revue 40 (3): 222‑27. https://doi.org/10.4267/2042/9544.

Ethnologue. s. d. « English Language (ENG) – L1 & L2 Speakers, Status, Map, Endangered Level & Official Use ». Consulté le 22 novembre 2025. https://www.ethnologue.com/language/eng/.

Étiemble, René. 1964. Parlez-vous franglais ? Collection Idées 40. Gallimard.

Feltin-Palas, Michel. 2021. « Les anglomaniaques, idiots utiles de l’impérialisme américain ». L’Express. https://www.lexpress.fr/culture/les-anglomaniaques-idiots-utiles-de-l-imperialisme-americain_2153848.html.

Feltin-Palas, Michel. 2025. « C’est statistiquement prouvé : le français emprunte presque seulement à l’anglais ». L’Express. https://www.lexpress.fr/culture/cest-statistiquement-prouve-le-francais-emprunte-presque-seulement-a-langlais-QH5WJUPXVNCH7JYU754OWP54WQ/.

Ferrier, Romain. 2025. « Michel Feltin-Palas: «80% des emprunts d’origine étrangère viennent de l’anglais» ». Le Figaro. https://www.lefigaro.fr/langue-francaise/actu-des-mots/michel-feltin-palas-80-des-emprunts-d-origine-etrangere-viennent-de-l-anglais-20251119.

France Inter. 2024. « Pour Jean-Philippe Tanguy, évoquer des “Français d’origine étrangère” “n’implique aucune discrimination” ». France Inter. https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20/l-invite-de-8h20-du-we-du-samedi-15-juin-2024-2502420.

Gygax, Pascal, Ute Gabriel, Oriane Sarrasin, Jane Oakhill, et Alan Garnham. 2008. « Generically intended, but specifically interpreted: When beauticians, musicians, and mechanics are all men ». Language and Cognitive Processes 23 (3): 464‑85. https://doi.org/10.1080/01690960701702035.

Hagège, Claude. 2006. Combat pour le français: au nom de la diversité des langues et des cultures. Odile Jacob.

Hagège, Claude. 2012. Contre la pensée unique. Odile Jacob.

Le Monde.fr. 2019. « « Dans un salon consacré au livre, et à la littérature française, n’est-il plus possible de parler français ? » ». Le Monde. https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/01/26/nous-denoncons-le-seul-vrai-grand-remplacement-celui-du-francais-par-l-anglais-dans-un-salon-a-paris-consacre-a-la-litterature-n-est-il-plus-possible-de-parler-francai_5414822_3232.html.

Lemberg, Diana. 2019. « The End of Empires and Some Linguistic Turns: British and French Language Policies in Inter- and Postwar Africa ». In British and French Colonialism in Africa, Asia and the Middle East, édité par James R. Fichter. Cambridge Imperial and Post-Colonial Studies. Springer International Publishing. https://doi.org/10.1007/978-3-319-97964-9_13.

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Lucy, John A. 1997. « Linguistic Relativity ». Annual Review of Anthropology 2: 291‑312.

McCarthy, Niall. 2020. « Infographic: The World’s Most Spoken Languages ». Statista Daily Data, décembre 11. https://www.statista.com/chart/12868/the-worlds-most-spoken-languages.

Orwell, George. 1950. 1984 : roman. Traduit par Amélie Audiberti. La Méridienne. Gallimard [Paris].

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Phillipson, Robert. 1992. Linguistic Imperialism. Oxford university press.

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Schultz, Julia. 2012. Twentieth Century Borrowings from French to English: Their Reception and Development. Cambridge Scholars Publishing.

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Whorf, Benjamin Lee. 1956. « The Relation of Habitual Thought and Behavior to Language ». In Language, Thought, and Reality: Selected Writings of Benjamin Lee Whorf, édité par John B. Carroll, avec Stuart Chase. M.I.T. Paperback Series. MIT Press Cambridge, MA.

Winawer, Jonathan, Nathan Witthoft, Michael C. Frank, Lisa Wu, Alex R. Wade, et Lera Boroditsky. 2007. « Russian Blues Reveal Effects of Language on Color Discrimination ». Proceedings of the National Academy of Sciences 104 (19): 7780‑85. https://doi.org/10.1073/pnas.0701644104.

 

Notes

[1] C’est le sous-titre. Le titre, C’est quoi déjà le mot en français ?, pose implicitement comme une évidence que les emprunts à l’anglais se substituent à leurs équivalents en français, ignorant leurs motivations multiples et complémentaires.

[2] Comme je l’ai d’ailleurs déjà vu écrit — et pourquoi pas, puisqu’on écrit bien riding coat « redingote » et packet boat « paquebot » !

[3] On peut également supposer que Phillipson n’aurait pas obtenu l’autorisation de consulter, et encore moins de citer, un document véritablement confidentiel.

[4] « C’est l’Anglo-American Conference Report de 1961, où il est écrit que « la langue dominante » doit « imposer une autre vision du monde ». » (Hagège 2012 : 61, le soulignement est de nous).

[5] On l’appelle plus communément « hypothèse Sapir-Whorf » : Hagège semble être le seul à y associer le nom de Humboldt, même si sa pensée a pu influencer le champ de l’ethnolinguistique.

[6] Le mot est masculin dans la traduction d’Amélie Audiberti (Orwell 1950) qui en est à l’origine.

[7] Citons par exemple les effets de discours (un slogan doit son efficacité moins à la langue dans laquelle il est écrit ou scandé qu’à son contenu et à sa construction en discours) ou les constructions sociales (telles que les stéréotypes professionnels genrés).

[8] « On ne voit pas comment [whistle-blower], littéralement “celui qui souffle dans un sifflet”, inusité en Grande-Bretagne, où son sens est probablement deviné de ceux qui connaissent la culture américaine, pourrait être traduit autrement que par “dénonciateur”. » (Hagège 2012 : 63) L’OED précise que ce nom composé, effectivement venu de l’anglais américain, est issu de l’expression blow the whistle on (a person or thing) qui signifie non pas « attirer l’attention des autorités », comme le suggère Hagège quelques lignes plus loin, mais « mettre fin brutalement à une activité ». Par ailleurs, ce mot « inusité en Grande-Bretagne » apparait par exemple 269 fois dans le Guardian entre 1998 et 2010. Enfin, on trouve des attestations de son équivalent français « lanceur d’alerte » au moins depuis 1997 (Revue française des affaires sociales 1997), et le terme était déjà bien établi en 2012 (cf. par ex. Besse Desmoulières 2008).

[9] « [Loser engage] celui qui en est qualifié bien au-delà de la simple notion de perte. Car le suffixe -er réfère à une nature intime, et donc ce qui ne devrait concerner que le comportement en vient à concerner l’essence. » (Hagège 2012 : 62) En va-t-il différemment de notre suffixe -eur dans un mot comme vainqueur ? Cette tendance au cherry-picking est constitutive de l’ensemble du chapitre 5 intitulé « Le français et l’anglais : deux langues, deux univers ».