Langue et intégration : une vieille histoire

 

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Par Alain Kihm (CNRS – Université Paris Cité)

On nous le dit, on nous le répète : sans maitrise de la langue (française), pas d’intégration à la société (française). Et voilà qu’on nous annonce un prochain relèvement des critères linguistiques pour l’obtention de la carte de séjour pluriannuelle ou de la nationalité. Les médias en ont parlé. Comme toujours, on fait comme si les mots clés, « maitrise » et « intégration » — pour ne rien dire de « langue française » et de « société » ! — avaient une signification précise et stable, à la façon, disons, de « triangle isocèle » ou « presse-purée ». Mais qu’importe puisque, nous fait-on valoir, cela est censé être évident, de bon sens. Comment une personne qui serait mauvaise francophone pourrait-elle faire un bon Français ou une bonne Française ? Mais dire le vrai n’est guère ce qui motive le « on » qui nous tient ces discours — même quand « on » se persuade du contraire.

Sans redire ce que d’autres exposent bien mieux que je ne saurais le faire (https://livre.cfwb.be/publications-ressources/collection-guide), je voudrais ici rappeler une histoire méconnue, longtemps refoulée en son lieu, dont j’estime qu’elle illustre le (largement faux) problème qui nous occupe.

Cette histoire, c’est celle des milliers d’esclaves des deux sexes transportés d’Afrique sub-saharienne vers le Portugal et l’Espagne entre les quinzième et dix-huitième siècles. Des bibliothèques entières ont été écrites sur la traite transatlantique à laquelle ont participé toutes les puissances européennes, Angleterre, Danemark, Espagne, France, Pays-Bas, Portugal, plus les Etats-Unis après leur indépendance (Pétré-Genouilleau 2004 ; Coquery-Vidrovitch & Mesnard 2013). On connait moins (du moins en France) cette traite « courte » qui part des côtes d’Afrique de l’Ouest et s’arrête à Lisbonne et Séville.

Elle commence au milieu du XVe siècle, atteint son apogée au XVIe, et se prolonge au moins jusqu’à la fin du XVIIIe. Quelques 150 000 esclaves venus de la côte ouest-africaine, du Sénégal à l’Angola, furent débarqués au Portugal entre 1441 et 1505. En 1551, pour la seule ville de Lisbonne, on évalue leur nombre à 9950, soit 10% d’une population d’environ 100 000 habitants. Moins nombreux en Espagne, ils n’en représentaient pas moins 7% de la population de Séville en 1565. L’archéologie confirme leur présence. Des restes humains découverts dans plusieurs sépultures, entre autres à Lagos et à Lisbonne, se sont révélés être ceux de personnes d’origine ouest-africaine ayant vécu entre le quinzième et le seizième siècles.

Pourquoi de telles importations « domestiques » ? Dès la fin du XIVe siècle, le Portugal surtout, l’Espagne dans une moindre mesure préférèrent confier leur fortune à des expéditions extérieures mêlant conquête et commerce plutôt qu’aux ressources traditionnelles, agriculture et artisanat. Il s’ensuivit un exode rural de grande ampleur, d’abord vers les villes, puis outre-mer vers l’Inde et l’Amérique. L’esclavage — que la morale ne condamnait pas — s’imposa alors comme le moyen de remplacer cette force de travail manquante.

Le sort de ces esclaves ibériques ressemblait davantage à celui de nos modernes immigré·es qu’à celui des esclaves trimant dans les plantations d’outre-atlantique. D’abord employés à défricher et travailler les terres que l’exode rural avaient laissées en jachère et, les femmes surtout, à nettoyer les rues de leurs ordures et de leurs excréments, ils en vinrent bientôt, leur nombre augmentant, à exercer des métiers moins pénibles: serviteurs et servantes à la Cour et chez des particuliers de toutes classes sociales, artisans (surtout forgerons), vendeurs ambulants sous l’autorité d’un patron, paillasses lors des courses de taureaux, etc. Au total, leur vie semble avoir peu différé de celle des travailleurs « libres » autochtones, d’autant que l’affranchissement devint assez vite une pratique répandue. (L’esclavage fut aboli en 1876 au Portugal, en 1880 en Espagne.) Ils devinrent ainsi dès le XVIe siècle partie intégrante des sociétés portugaise et espagnole, partie qu’un auteur brésilien a qualifiée de « silenciosa », puisque l’histoire officielle s’est appliquée à la passer sous silence.

Autre différence d’avec les Africains et Africaines de la traite atlantique, les Ibériques, au terme de métissages accumulés sur presque cinq siècles et confirmés par de récentes études génétiques, ont été entièrement absorbées — « intégrés » comme on ne peut davantage — par et dans la population blanche environnante, ce qui permit de refouler longtemps le souvenir d’une réalité insupportable tant à la bourgeoisie du XIXe siècle qu’aux régimes autoritaires qui dominèrent le Portugal et l’Espagne jusqu’en 1975. Reste qu’encore dans les années 1920, le linguiste Leite de Vasconcelos faisait mention de communautés réputées métisses dans le sud du Portugal. Selon lui, le clergé catholique, dont les nombreux membres employaient communément des servantes africaines, aurait joué un rôle non négligeable dans cette absorption.

En revanche, les Africains de la péninsule ressemblent à leurs sœurs et frères de misère outre-Atlantique — et jusqu’à un certain point à nos immigré·es — en cela qu’ils ne renoncèrent pas à leur héritage culturel tant qu’ils formèrent une communauté « visible ». Théoriquement convertis au catholicisme, ils l’ont pratiqué au sein de « fraternités » (irmandades) sous une forme syncrétique qui n’est pas sans rappeler le candomblé brésilien. Des découvertes archéologiques récentes au Portugal démontrent une préservation de pratiques funéraires typiquement ouest-africaines au milieu du XVIIIe siècle.

Quant à la langue, l’apprentissage du portugais et de l’espagnol prit du temps. Ils en pratiquèrent longtemps, au moins jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, une variété qu’on peut qualifier de « basique » ou de « pidgin », dont le théâtre du temps nous a laissé maintes attestations et que les locuteurs natifs identifiaient comme língua de pretos ‘langue des Noirs’ ou habla de negros ‘parler des Noirs’. A la différence de ce qui s’est passé au Nouveau Monde, cette variété basique ne donna toutefois pas naissance à un créole (en Europe). Son déclin n’est pas documenté, mais tout laisse supposer qu’elle disparut au cours du XIXe siècle, sans doute au terme d’une période de bilinguisme — la variété devenue marque d’identité, peut-être un argot — et à mesure que la différence phénotypique s’effaçait. Quoi qu’il en soit, quel meilleur exemple de découplage entre intégration et « maitrise » de la langue ?

Mais peut-on vraiment comparer la condition d’esclaves amenés de force sur leur lieu de labeur à celle de personnes immigrées venues « de leur plein gré vider les poubelles à Paris » comme le chante avec ironie Pierre Peret ? Comparer avec les plantations antillaises et américaines, auxquelles on pense d’abord s’agissant de l’esclavage moderne et où les conditions de travail étaient celles d’un camp de concentration, serait bien sûr erroné. Mais ces mêmes conditions, au Portugal et en Espagne du XVIe au XIXe siècle, étaient certes dures, mais sans doute guère plus que celles des travailleurs « libres », auxquels les esclaves se mêlèrent toujours davantage grâce à des affranchissements de plus en plus fréquents et des métissages de plus en plus avancés.

La comparaison me parait donc justifiée. Et les leçons de cette lointaine histoire, toujours actuelles. Hors des discours idéologiques (le « roman national »), s’intégrer c’est avoir un travail, en vivre (plus ou moins mal), avoir un logement (fixe), une famille (si possible), faire ses courses, bref partager tout ce qui fait la vie quotidienne de la grande majorité des gens, quelles que soient leur origine et leur nationalité présente. La « maitrise » de la langue n’y entre pour rien, si l’on entend par là, par exemple, la capacité à écrire une lettre sans erreurs d’orthographe — combien de francophones natifs en sont-ils capables ? — ou à lire sans effort un document officiel — même question. Maitriser la langue, c’est savoir l’employer dans les interactions quotidiennes, à des fins pratiques, affectives ou ludiques, toutes choses pour lesquelles les incorrections grammaticales n’ont pas grande importance, tant qu’elles n’entravent pas la communication. Et cette langue apprise « sur le tas » ne sera certainement pas celle que recommandent les grammaires scolaires. Ce sera le français parlé dont on sait (ou devrait savoir) combien il peut différer du français « standard ». Que les personnes immigrées souhaitent, pour des raisons qui leur appartiennent, acquérir ce dernier est bien entendu légitime et il faut leur en donner tous les moyens. Mais le leur imposer au prétexte d’une intégration en réalité déjà réalisée, c’est absurde — sauf, bien sûr, d’un point de vue électoraliste à courte vue. Ou alors, qu’on l’impose aussi, sous peine de dénationalisation, aux francophones natifs qui disent couramment « le machin que j’ai besoin ».

Enfin, comme le montre aussi notre histoire, il devrait aller de soi que l’intégration réelle n’est pas antagonique de la préservation de pratiques culturelles ancestrales. Il n’est pas exclu que le fado portugais et le flamenco andalou aient des racines africaines. Et le couscous n’est-il pas devenu le plat favori des Françaises et des Français, disent les enquêtes d’opinions ?