
Par Christophe Benzitoun
Bernard Cerquiglini, éminent linguiste contemporain, a sorti en aout son nouvel ouvrage intitulé À qui la faute ? L’impossible (mais nécessaire) réforme de l’orthographe dans la collection Folio essais chez Gallimard. Un ouvrage qui, comme son titre l’indique, porte sur le thème des réformes de l’orthographe (du point de vue historique). Il y oppose notamment le camp de la raison, les réformateurs souhaitant rationaliser l’orthographe, au camp de l’affection, les défenseurs d’une langue immuable façonnée par les siècles. Bref, la querelle des modernes contre les anciens.
Deux informations importantes pour bien comprendre d’où l’auteur parle. Bernard Cerquiglini a présidé en 1989 et 1990 le Conseil Supérieur de la Langue Française, une commission mise en place par le Premier ministre de l’époque, Michel Rocard. Cette instance a été à l’origine de la rédaction des rectifications orthographiques de 1990, soit la dernière réforme en date. Pour quelqu’un qui a été aux affaires concernant le sujet qu’il traite, on peut donc lui prêter une oreille attentive. Il a également corédigé la synthèse du Conseil Scientifique de l’Éducation Nationale Rationaliser l’orthographe du français pour mieux l’enseigner parue en 2024. Second point : le titre À qui la faute ? fait clairement écho à un ouvrage publié en 2007 par Danièle Manesse et Danièle Cogis (Orthographe : à qui la faute ?). Ce livre alertait sur la baisse de maitrise de l’orthographe par les élèves. Les deux autrices montraient qu’en un peu moins de vingt ans, un écart d’environ deux ans s’était creusé entre les élèves de 1987 et ceux de 2005. Ainsi, les élèves de quatrième de 2005 faisaient autant d’erreurs orthographiques que les élèves de sixième de 1987. Bernard Cerquiglini ne peut ignorer ce travail important qui a eu un fort retentissement médiatique en 2007. Pourtant, il ne le cite pas…
Globalement, comme toujours avec Bernard Cerquiglini, le récit est plaisant à lire et les références historiques tout à fait solides. Resituer les choix orthographiques dans leurs contextes historiques permet de mieux en comprendre les fondements pour accompagner une réflexion contemporaine. Cependant, il faut en tirer les conséquences pour aujourd’hui : ce cheminement a abouti à une impossible généralisation de l’apprentissage de l’orthographe et, par là-même, à des dommages majeurs pour la société. Il en parle, mais c’est perçu, à la lecture, comme un mal nécessaire. Plus anecdotique, on peut regretter l’absence d’une bibliographie et les notations phonétiques sont assez déroutantes et hétérogènes.
L’ouvrage se lit comme une enquête pour essayer de trouver les coupables de cette impossible réforme de l’orthographe. Les délinquants potentiels au centre du procès sont les « cuistres », qui auraient volontairement complexifié l’orthographe par amour du latin, l’Académie française, Jules Ferry, mais aussi les réformateurs eux-mêmes, voire Charlemagne. Plus surprenant et non présents en tant que titre de chapitre : les linguistes classés parmi les réformateurs et donc les potentiels coupables.
Attention spoiler alert (ou alerte divulgâchage) : le résultat du procès est annoncé dès la page 25. Tous coupables ! Cependant, certains le sont plus que d’autres. À ses yeux, « les évidents coupables bénéficient de circonstances atténuantes, les vrais responsables surprennent. » Nous sommes dès lors fixés : les réformateurs vont en prendre pour leur grade et les opposants à toute réforme seront absous. Bernard Cerquiglini se lance principalement dans un réquisitoire contre les « grands savant réformateurs » de la fin du XIXe siècle, auxquels il fait le reproche d’avoir négligé les données manuscrites et sous-estimé l’influence du passage de la lecture à haute voix à la lecture silencieuse (ayant accentué l’autonomie de l’écrit par rapport à l’oral). Il leur reproche tout particulièrement leur phonocentrisme, c’est-à-dire leur croyance en la nécessaire soumission de l’orthographe à l’oral. Même si on peut, en effet, affirmer qu’une partie des linguistes de cette époque avait un penchant certain pour le phonocentrisme, ils étaient clairement à la pointe des connaissances concernant l’histoire de la langue française et particulièrement de son écriture. Et la plupart des réformes orthographiques proposées à la fin du XIXe siècle étaient loin d’être de pures transpositions de la prononciation. Mais cela permet à Bernard Cerquiglini de désigner comme principaux responsables des échecs des réformes une partie des linguistes qui l’ont précédé.
Parallèlement, il tente une forme de réhabilitation de l’Académie française. Pour ce faire, il oriente son propos vers ce qu’il nomme des « circonstances atténuantes ». Tout d’abord, il met en avant les modifications régulières apportées par les Immortels à l’orthographe pendant deux siècles. C’est en effet le cas, mais cela montre bien qu’ils ont eu, eux-mêmes, tendance à corriger une orthographe jugée bancale. Bernard Cerquiglini parle tout de même de « choix malheureux de 1694 » (date de la première édition du Dictionnaire de l’Académie française). Mais à chaque fois qu’il cite un trait négatif, il le contrebalance par un argument positif. Ainsi, selon lui, « [l’]orthographe ne saurait être phonétique, car la lecture ne passe pas par la prononciation ; elle est appréhension visuelle globale d’une forme graphique et son interprétation par le cerveau » (p. 61). Le choix malheureux de 1694 ne serait finalement pas si infondé d’après l’auteur. Mais c’est oublier un peu vite que c’est l’écriture qui pose le plus de problème en français et non la lecture.
Du côté des réformateurs, l’affaire est expédiée dès la première page du chapitre qui leur est consacré : « les rénovateurs n’ont pas manqué de joindre à leurs impasses théoriques bien des erreurs stratégiques » (p. 101). L’impasse théorique est celle du phonocentrisme (« tous vouant un culte à la biunivocité de la lettre et du son » (p. 115)). Pourtant, comme dit ci-dessus, les réformes proposées à partir de la fin du XIXe siècle sont loin d’être phonocentristes. De même, si l’on prend les propositions actuelles de l’association EROFA, association citée page 114, elles sont loin d’être toutes basées sur la prononciation : une véritable théorie de l’écrit et de l’orthographe les sous-tend. En définitive, les réformateurs sont présentés comme les premiers coupables : « Nous pouvons regretter que le courant réformateur se soit trompé si longtemps sur la nature de l’orthographe française ; mais nous devons lui reprocher la faute stratégique d’avoir ainsi affaibli la cause du progrès » (p. 117).
Or, quand on y regarde de plus près, le graphocentrisme parait aussi problématique que le phonocentrisme. Que serait une langue sans aucun lien entre les mots prononcés et leur retranscription (du moins pour les langues s’étant choisies un alphabet latin) ? Notre orthographe elle-même est nécessairement basée sur la prononciation. Mais chaque fois que celle-ci s’en éloigne, il faudrait pouvoir le justifier et non que ce soit purement arbitraire et gratuit. De plus, Bernard Cerquiglini critique Louis Meigret et ses descendants réformateurs, mais sans doute sa position se justifiait-elle pleinement au XVIe siècle, période durant laquelle on se cherchait une orthographe. En effet, à cette époque, le français écrit était loin d’être aussi généralisé qu’aujourd’hui et une autre orthographe, plus régulière et plus basée sur la prononciation, aurait sans doute rendu l’apprentissage du français écrit plus accessible.
On l’aura compris à la lecture de ce compte rendu, je suis un peu gêné aux entournures par la perspective choisie par Bernard Cerquiglini. Le titre en donne un indice tout à fait clair. L’impossible (mais nécessaire) réforme de l’orthographe plutôt que La nécessaire (mais impossible) réforme de l’orthographe. Il place ainsi l’impossibilité au premier plan et la nécessité au second. Second point problématique à mes yeux : Bernard Cerquiglini n’applique pas les rectifications de 1990. Il est possible que la maison d’édition ait imposé le recours à l’orthographe traditionnelle. Mais pour ce genre de sujet, cela s’avère symboliquement très problématique, d’autant quand il s’agit d’un auteur qui a joué un rôle central dans cette réforme. En outre, nous (linguistes atterrées) avons également été éditées chez Gallimard et nous n’avons eu aucun souci pour publier notre texte en orthographe de 1990.
Finalement, on se frotte les yeux en lisant certaines phrases comme : « L’orthographe ordonne la langue française ; ce faisant, elle la célèbre » (p. 149) et « la réforme de l’orthographe est trop sérieuse pour qu’on la laisse aux seuls réformateurs » (p. 157-158). Ou quand on tombe sur la défense de l’accord du participe passé avec un argument phonocentriste : cet accord étant prononcé avec de rares verbes (le lettre que j’ai écrite), on toucherait ici à la grammaire et à la langue. Comprenne qui pourra cette argumentation à géométrie variable.
En conclusion, l’objectif principal de Bernard Cerquiglini ressemble à une entreprise de réhabilitation des opposants aux réformes et d’accusation des réformateurs. Tout le monde est critiqué, mais certains le sont plus que d’autres. Et s’il se range dans le camp des réformateurs, ce qui ne fait guère de doute, gageons qu’il donne des arguments aux chantres de l’immobilisme. On voudrait enterrer tout projet de réforme, on ne s’y prendrait pas autrement. Les chances d’aboutissement d’un projet d’amélioration de l’orthographe française, pourtant d’une impérieuse nécessité, s’éloignent encore un peu plus. Et si la thèse défendue dans ce livre, finalement, s’appliquait en premier lieu à son auteur, l’impossible (mais nécessaire) réforme de l’orthographe dans la pensée indécise de Bernard Cerquiglini ?